L'échec de la mission pauvreté

 

Mon grand-père s’est élevé au-dessus de la pauvreté familiale en devenant un homme d’affaire ratoureux.  Sans gentillesse et avec une absence totale de sensibilité : Money talk.  C’était un père dur, un mari infidèle, un homme fier de son succès.  Je crois que c’est ce qui a modelé ma mère à rejeter toute idée, non seulement de richesse, mais de tout confort.  Et à instaurer la pauvreté au rang de vertu.

J’ai donc grandi dans les bas-fonds du Centre-sud montréalais des années 80, entourée de petite criminalité, de femmes transgenres guerrières dans la location de leur corps, de violence et d’alcoolisme.  Mon éducation littéraire était bourgeoise, mon accent presque parisien, je ne fittais nulle part.

La qualité humaine la plus valorisée à la maison était la vaillance désintéressée, la force brute de travail, au détriment de toute aptitude intellectuelle, jugée suspecte.  Évidement, j’étais une enfant paresseuse, qui se retirait dans ses livres, et sa tête, à la moindre occasion.

Le bien-être social n’était pas une option, il fallait trimer fort, suer l’exploitation, gagner son droit à la misère.  Quand un travail devenait trop payant, trouver la faille, démissionner et repartir à zéro.  Les sujets autour de la table tournaient autour du prix des aliments toujours trop élevés, des micro agressions patronales, de la vie qui était dure.  Elle devait être dure, il fallait l’établir quotidiennement, sans ambiguïté : on en arrachait.

Le reste de ma famille n’avait pas suivi ce chemin de pensée et s’en tirait plutôt bien dans des professions libérales.  Autant ma mère refusait obstinément toute aide gouvernementale, autant on devait s’émerveiller devant la générosité toujours inquiète de la fratrie.  La chose établie : pauvres nous.  C’était notre rôle social que d’être la cause à soutenir.  Ça faisait la valeur des uns et la réassurance des autres.  Et puis je pense que c’était plus léger comme ça pour ma mère.  Parce qu’on ne pouvait ainsi jamais attendre rien d’elle : elle n’avait rien. Et c’était probablement un confort psychologique qui valait tous les sacrifices matériels.

Je ne souffrais pas de la pauvreté.  Il est vrai qu’on ne mangeait peut-être pas d’agneau, mais il y avait toujours quelque chose sur la table. Et puis on était végétariens anyway.  Mes vêtements étaient troués, démodés, même les sous-vêtements venaient des comptoirs familiaux, mais je n’avais pas froid.  Le luxe, quand il se présentait sous forme de saumon fumé apporté par mon grand-père, venait avec l’obligation de s’exclamer trop fort notre grand bonheur devant cette attention hautement dispendieuse. Ça laissait un arrière-goût de soumission écœurant.  Pareil pour la virée vestimentaire annuelle, avec une tante qui ne m’aimait pas et m’habillait avec trop d’éclat pour que ce soit gentil me semblait-il.  J’haïssais ces journées dont j’étais le centre de tractation entres 2 adultes qui réglaient leurs dettes de conscience. 

J’ai donc acheté jeune l’idée de misère digne, et je suis passée à 2 poils de réussir l’idéal maternel de pauvreté non nécessiteuse.  Me voilà pourtant dans la quarantaine, propriétaire, voiture de l’année, je suis assurément dans la classe moyenne supérieure. J’ai tout foiré.

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